Un continent à la croisée des flux
L’Afrique est aujourd’hui confrontée à une équation logistique paradoxale. Les coûts de transport et de distribution représentent environ 40 % de la valeur des biens échangés, contre 15 % en Europe et 10 % en Amérique du Nord selon la Banque mondiale. Cette charge colossale freine la compétitivité des entreprises africaines, entrave l’intégration commerciale régionale et limite le pouvoir d’achat des consommateurs. Pourtant, le continent connaît une explosion du e-commerce, une urbanisation rapide et une croissance démographique qui vont doubler la population d’ici 2050. Ces dynamiques accentuent la nécessité de solutions innovantes pour fluidifier les chaînes d’approvisionnement. Dans ce contexte, l’intelligence artificielle (IA) apparaît comme un catalyseur capable de transformer les contraintes africaines en opportunités, en améliorant l’efficacité, la résilience et la durabilité de la supply chain.
L’IA dans la gestion des entrepôts : du WMS aux robots intelligents
Le premier terrain d’expérimentation de l’IA en Afrique concerne la gestion des entrepôts. Alors que dans de nombreux pays subsahariens la logistique repose encore sur des inventaires manuels et des systèmes rudimentaires, les solutions de Warehouse Management System (WMS) assistées par IA commencent à s’imposer. Elles permettent de prévoir les flux, de réduire les ruptures de stock et d’optimiser l’utilisation des espaces de stockage. Au Kenya et en Afrique du Sud, certaines plateformes e-commerce utilisent déjà des algorithmes prédictifs capables d’anticiper la demande avec une précision accrue, réduisant de 20 % en moyenne les coûts liés au surstockage et aux pertes.
La robotisation reste embryonnaire, mais des initiatives émergent. En Afrique du Sud, des centres de distribution explorent l’utilisation de robots mobiles autonomes pour le tri et le déplacement des colis, inspirés des pratiques d’Amazon. Cette transition vers l’automatisation est progressive mais marque une rupture culturelle : la logistique n’est plus perçue comme uniquement manuelle, mais comme un secteur où les données et l’intelligence artificielle deviennent des actifs stratégiques.
Transport et distribution : l’IA au service du dernier kilomètre
Le deuxième levier réside dans le transport et la distribution, où le continent fait face à des défis colossaux. Le réseau routier africain demeure sous-développé : à peine 53 % des routes sont pavées en Afrique subsaharienne contre 90 % en Amérique latine. Cette faiblesse infrastructurelle, combinée à des coûts de carburant élevés, entraîne des surcoûts majeurs dans la logistique dite du dernier kilomètre.
L’IA appliquée aux Transport Management Systems (TMS) offre des gains immédiats. En optimisant les itinéraires, en intégrant la météo et l’état du trafic, les algorithmes peuvent réduire la consommation de carburant de 10 à 15 %. Au Nigeria, certaines startups logistiques utilisent déjà des plateformes d’optimisation qui permettent aux transporteurs de mutualiser les cargaisons et d’éviter les retours à vide, améliorant ainsi leur rentabilité.
La gestion du dernier kilomètre est encore plus stratégique dans les zones urbaines saturées comme Lagos, Nairobi ou Le Caire, où la congestion peut tripler le temps de livraison. Les solutions IA intégrées aux applications mobiles de géolocalisation permettent d’adapter en temps réel les trajets des livreurs. Dans les zones rurales enclavées, l’innovation prend une autre forme : le Rwanda et le Ghana utilisent déjà des drones pour livrer des médicaments et du sang, un exemple emblématique de supply chain intelligente adaptée aux réalités africaines. Ces modèles hybrides, combinant IA, drones et plateformes numériques, montrent comment l’Afrique peut sauter certaines étapes classiques de la logistique mondiale.
Traçabilité et transparence : IA et blockchain au service de la confiance
La logistique africaine souffre également d’un déficit de transparence, qui nourrit la fraude, les pertes et la contrefaçon. L’association entre IA et blockchain offre ici une réponse structurante. Dans les filières cacao et café, qui représentent plus de 70 % des exportations agricoles de certains pays, des solutions de traçabilité permettent désormais de suivre les lots de la ferme jusqu’au consommateur. La Côte d’Ivoire et le Ghana expérimentent déjà ces systèmes afin de garantir la certification et répondre aux exigences des consommateurs européens en matière de durabilité.
Dans le secteur pharmaceutique, où 40 % des médicaments en circulation en Afrique de l’Ouest peuvent être falsifiés selon l’OMS, des projets de blockchain combinée à l’intelligence artificielle permettent d’authentifier chaque lot de médicaments, réduisant les risques pour la santé publique. L’agroalimentaire bénéficie également de cette transformation, notamment à travers les capteurs connectés qui, couplés à des systèmes IA, surveillent en permanence la chaîne du froid. Cela contribue à réduire les pertes liées à la rupture de la chaîne de température, un problème critique alors que les pertes post-récolte atteignent parfois 30 % des volumes en Afrique subsaharienne.
Vers une supply chain proactive et résiliente : le rôle du prédictif
L’Afrique est exposée à des chocs fréquents : sécheresses, inondations, crises géopolitiques, blocages portuaires. L’IA permet de passer d’une gestion réactive à une gestion proactive grâce au prédictif. Les entreprises commencent à utiliser des modèles de simulation basés sur le concept de jumeau numérique (digital twin), qui permettent de tester différents scénarios : fermeture temporaire d’un port, fluctuation des prix du carburant ou rupture d’approvisionnement mondiale. Ces simulations aident à anticiper les risques et à redéfinir les plans d’approvisionnement.
Dans l’agriculture, secteur qui emploie encore 55 % de la population active africaine, l’utilisation de l’IA pour prévoir les rendements, les conditions climatiques et les risques phytosanitaires contribue à réduire les pertes post-récolte. Une meilleure gestion des stocks et des flux permettrait de sauver chaque année des millions de tonnes de denrées, renforçant à la fois la sécurité alimentaire et la résilience économique des producteurs.
Freins et réalités africaines
Si le potentiel est immense, les défis restent considérables. Le premier touche à la donnée : encore trop rares, fragmentées et peu fiables, elles limitent la pleine puissance des algorithmes. Beaucoup d’entreprises africaines peinent à collecter, centraliser et partager l’information sur leurs flux logistiques. Pourtant, des avancées apparaissent : certaines plateformes de e-commerce et start-up spécialisées bâtissent désormais des systèmes de suivi en temps réel, posant les fondations d’une véritable analyse prédictive. Le deuxième défi est infrastructurel : ports saturés, entrepôts modernes encore trop rares, réseau ferroviaire insuffisant. Sans investissements physiques, l’intelligence artificielle ne peut transformer à elle seule l’architecture logistique. Mais là encore, des signaux positifs émergent. La modernisation progressive des hubs portuaires de Mombasa et Durban, l’essor d’entrepôts connectés en Afrique du Sud ou encore les corridors numériques expérimentés entre la Zambie et le Kenya montrent qu’une nouvelle dynamique est à l’œuvre. L’IA, dans ce contexte, ne remplace pas l’effort structurel : elle l’amplifie et en accélère l’impact. Le déficit de compétences constitue un autre verrou. Les spécialistes en data science appliquée à la supply chain sont rares en Afrique, et les formations locales encore limitées. Enfin, les contraintes institutionnelles pèsent lourd : corruption aux frontières, lenteurs administratives, absence d’harmonisation douanière entre États. Ces éléments ralentissent l’efficacité logistique autant que les problèmes purement techniques.
Perspectives : vers une supply chain africaine intelligente et durable
Malgré ces obstacles, la dynamique est bel et bien enclenchée. L’intelligence artificielle peut devenir un levier décisif pour concrétiser la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). En fluidifiant la circulation des données, en harmonisant les procédures douanières via des plateformes numériques et en créant des corridors intelligents, elle offre la possibilité de réduire significativement les coûts logistiques inter-États et de stimuler le commerce intra-africain, qui ne représente encore que 16 % des échanges du continent.
Cette transformation exige toutefois une coopération étroite entre secteurs public et privé. Des géants technologiques comme Huawei, IBM ou Microsoft investissent déjà dans des solutions adaptées aux réalités africaines, souvent en partenariat avec des startups locales. De leur côté, de grands acteurs de la logistique, tels que DHL ou Bolloré Logistics, expérimentent des dispositifs d’optimisation basés sur l’IA, intégrant parfois des véhicules électriques afin de réduire l’empreinte carbone de leurs opérations.
La transition écologique s’impose en filigrane comme un enjeu majeur. L’Afrique, responsable de moins de 4 % des émissions mondiales mais durement exposée aux impacts du changement climatique, doit faire de la logistique décarbonée une priorité stratégique. L’intelligence artificielle, en optimisant les trajets, en limitant le gaspillage et en intégrant l’usage des énergies renouvelables, peut devenir un vecteur essentiel d’une croissance plus durable et plus résiliente.
L’opportunité africaine du saut technologique
L’intelligence artificielle ne remplacera pas les routes, les ports et les rails, mais elle peut en amplifier la puissance, comme une énergie invisible qui tisse les connexions. Dans les entrepôts connectés, sur les routes du dernier kilomètre, dans les chaînes de traçabilité qui relient le champ à la table, elle redessine déjà la carte d’une Afrique logistique nouvelle. Le continent a devant lui une chance singulière : dépasser les modèles anciens et embrasser des solutions nées de ses propres réalités, forgées pour ses villes vibrantes, ses marchés dynamiques et ses espaces encore enclavés. Ici, l’IA n’est pas un luxe réservé aux puissances établies, mais une nécessité vitale, à la fois économique et sociale. Elle devient le moteur d’une logistique compétitive et résiliente, la clef d’une croissance décarbonée et inclusive. Dans cette perspective, l’Afrique ne suit pas l’avenir : elle l’invente, en sculptant au XXIe siècle les fondations d’un système logistique durable capable de propulser son envol économique.